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Orion Giret: Après la création

René Denizot
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Après avoir créé le ciel et la terre, Dieu se repose. Cette pause pose une tout autre question que celle, pénitente, du travail en souffrance et du repos bien mérité. Elle repose Dieu, après comme avant. Repos. Eternel repos, sans repentir. La création n'ajoute rien, n'enlève rien, ne laisse rien devant, rien derrière. Elle laisse être Dieu, devant derrière. Etre Dieu partout. Etre Dieu à jamais. Etre Dieu possible. Ils s'en faut que Dieu ne soit Dieu, il s'en faut d'un monde. Dieu est-il au monde ? Le monde est au monde. Le monde est-il en reste ? Reste-t-il l'image fixe et stupéfaite, la chute ici-bas d'un point de vue céleste, la coupure, la monnaie, qu'une création abstraite assigne à représentation ? Quel est le lieu, quel est le temps de la représentation ? Toute image ne peut-elle à l'abandon surseoir ? Serait-elle miroir, quel monde l'image met-elle au monde ? Quel retournement de situation abolit le diktat de la création ? Quelle révolution de la représentation, traversant écrans et cadres, expose image et monde à l'éclat multiple du même champ d'apparition ? Même lieu, même temps, même champ.

Image et monde ne sont pas deux, mais une méthode et un même cheminement, par où le monde se présente et se représente, par où l'image se campe au seuil de l'apparition et de la disparition, par où paraître à temps et lieu, par où l'image met au monde la mesure du possible. Il y a le monde, ici et maintenant. Ici et maintenant, I'image n'est pas en représentation. Elle n'est pas l'image de l'image, I'image seconde, I'image rétrospective de la création. Elle est le moment et le lieu d'évidence où le monde est vision. C'est tout ce qui est au monde. Le monde est vision. Jour et nuit, à tout instant, dehors, dedans, en rêvant, en veillant, le monde dit monde. Sans sujet ni objet, sans raison. Le monde se devine. Non sans mirage, sans plumage, sans image. Non sans illusion. Le monde invente et trahit le monde. Il est l'énigme dont il est le présent. Il est la vision entrevue, comme l'ombre ou comme l'éclair, comme l'évidence du possible que l'image ouvre et clôt. Réalité et fiction, fiction du possible en temps et lieu réels, ici et maintenant le monde est vision.

Le monde comme monde est vision, avant la télévision, avant l'aveuglement des conceptions du monde, avant que l'image du monde ne se fixe sur l'écran de la création, sur la toile du peintre, sur le cadre du tableau, sur les Tables de la Loi..., avant le sacrifice du monde à l'image de l'image, à l'histoire rétrospective, à l'image de la création. L'évidence de l'image, où se suspend la vision du monde comme monde, est l'évidence du possible que n'arrêtent ni les choses ni les causes, qui n'a d'être ni en la Nature ni en Dieu. C'est le lieu et le temps du paraître, où point le jeu du monde, qu'aucune création n'oblige, qu'aucune représentation n'exige. C'est une évidence vide, comme telle infigurable. Comme le champ du visible et de l'invisible, comme le point de vue et la vision qu'un artifice situe, comme une poussière dans l'oeil éclipse le paysage, comme un point définit un lieu géométrique, comme une hirondelle ne fait pas le printemps... Comme: comme si de rien n'était hors l'évidence du paraître où joue "la musicalité de tout". Comme: comme possible. Comme: ce par quoi le monde est possible, comme monde possible, comme monde du possible, comme site bougé, comme monde en jeu, comme jeu du monde, comme scène du temps et lieu des figurants.


Allégories, Allan McCollum, 2000.
 

Orion Giret, un étudiant de l'École nationale supérieure d'arts de Cergy-Pontoise en Paris, illégalement vandalisée statues créées pour la ville de Montpellier par l'artiste Allan McCollum (Allégories, réalisées en 2000), en utilisant l'argent de peinture. Les réparations coûtent des milliers.
 
Peindre, c'est entrer dans le jeu du paraître, I'épouser cosmiquement, au sens où cosmos est parure, où peinture est pigment, au sens où paraître apparente, ici et maintenant, le temps du monde et le lieu de la peinture, sous les dehors d'une même exposition, dans le feu et le jeu de la carnation même où prend corps le présent. "Ce cosmos, dit Héraclite, le même pour tous, n'a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme, mais il fut toujours, est et sera un feu toujours vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesure." C'est au feu, au jeu, au lieu du monde, dans le dialogue cosmique du paraître, que se mesure la peinture de Orion Giret. Son expérience vient de la scène, du théâtre où paraître apparente monde et image. La peinture se mesure à ces fiançailles. Elle y est entremise, là où la séduction du paraître n'appelle pas de reconnaissance, pas d'union sacrée, mais expose l'ombre ou l'éclair d'une vision entre réalité et fiction, au seuil irrésolu de l'apparition et de la disparition, au lieu où l'acte théâtral n'est pas l'action déployée en drame, mais le feu de la scène, le foyer d'effraction, où brûle d'un éclat fragmentaire le jeu des artifices, I'invention tragique des figurants.

Paradoxalement, la peinture de Giret n'a donc pas de "théâtre", pas d'espace réservé, pas de lieu privilégié. Elle n'a pas d'image avant d'être jouée. Elle n'a pas d'histoire avant de s'exposer. Elle ne représente rien avant de se présenter. Elle se présente arbitrairement. Il y a, ici et maintenant, un présent de la peinture, que rien n'anticipe ni ne préfigure, que la nature ni la culture ne prédéterminent. Il y a l'arbitraire d'un commencement que l'artifice de la peinture inaugure. C'est un commencement sans histoire. Il coupe court à la tradition picturale. Il abandonne à l'histoire de l'art sa domination, son savoir, ses écoles, ses territoires et sa succession. Il vient après la maîtrise de l'espace sur le plan cadastral du tableau, après la mort du temps dans l'oubli fermé par le cadre, après l'effacement de la peinture dans le miroir de la création. Après l'épuisement de l'art pictural dans la reproduction indéfinie du déjà-vu, commence l'abandon de la peinture au monde. Peinture sans référence à Dieu, sans référence à l'Homme, sans référence à la Nature. Peinture sans représentation, ni du concept d'art, ni des choses en soi. L'abandon est sans fond, sans fondement, il est plus vital et moins pictural. Il laisse à la peinture la vanité de l'artifice. Il laisse au monde la vacuité de l'espace et du temps. Sans la protection d'un cadre, sans le support d'un tableau, sans l'armature d'un châssis, sans le voile d'une toile, la peinture est abandonnée au monde. Le monde est laissé au recouvrement local et momentané, à l'inscription erratique et méthodique de la peinture. La peinture est livrée à l'évidence insigne de sa matérialité comme au point de vue d'un monde possible. Le monde est exposé dans le corps de la peinture à l'effraction d'une vision comme à l'image possible de sa réalité. Peinture et monde s'épousent comme si de rien n'était, comme si de leur rencontre naissait la fiction du possible et prenait corps l'image qui inaugure la réalité.

La peinture de Giret tient à ce commencement sans réserve, cette exposition sans fondement, cette entrée en matière sans avant-scène et sans arrière-plan, cette fiction sans trompe-l'oeil, cette vision sans objet de représentation, ce point de vue sans sujet percevant, ce dispositif matériel de la perception, cette présentation de surface de l'espace et du temps, cette expérience sans refuge de l'ici et maintenant. Matériellement, la peinture commence avec l'élection de l'espace et du temps. Elle n'est pas dans l'espace comme un tableau dans un cadre. Elle n'est pas dans le temps comme une image arrêtée sur l'écran. Elle est l'espacement du lieu qu'elle situe. Elle est le présent du temps qui lui donne lieu. Elle est le moment et le lieu où l'espace et le temps prennent corps et font corps avec elle, où ils deviennent visibles et tangibles, où ils sont éprouvés physiquement comme espace et temps d'apparition, seuils et limites d'une entrée en matière, foyers d'habitation passagère, feux nomades, éclats du paraître où l'apparition est simultanément le signe de la disparition, où en un clin d'oeil point de vue et vision s'exposent et exposent la réalité transitoire du monde entrevu, à la fiction, à la fission, à l'effraction du possible. Peindre à même le monde, non le monde comme s'il était hors-jeu, arrêté dans une image fixe, mais l'espace et le temps d'une mise au monde. Peindre la mise. Miser la peinture sur le jeu du monde. Jouer le moment et le lieu où le monde fait image et l'image vient au monde. Exposer le passage du monde à l'image et de l'image au monde. Ne rien changer, épouser monde et image. Donner le change, rendre l'échange, ici et maintenant possible, de la réalité et de la fiction. Eprouver la séduction de l'une et de l'autre. Exposer l'effraction, s'exposer au coup de foudre. La peinture implique la rencontre amoureuse de l'ici et maintenant. Elle lui donne corps.

La peinture, comme approche méthodique, comme pratique matérielle et réelle du paraître, donne matière et forme, couleur et chair, à l'espace et au temps. Elle expose et elle rend présent, dans l'espace et dans le temps, le surgissement concret, le corps pigmentaire, le point de vue et la vision fragmentaire, I'effraction au monde de l'ici et maintenant. Comme si le monde naissait au monde dans l'instant, dans la forme et dans la couleur, dans la peau et dans la parure de l'ici et maintenant. La tournure de l'ici-maintenant, la révolution de l'espace et du temps, autour de l'événement qui leur donne lieu et corps, vide les lieux et libère le présent, à l'instant même où la peinture devient le phénomène et la méthode de leur mise au monde, de leur avènement. La peinture épouse le monde et lui fait la peau, dans la séduction inaugurale de l'ici-maintenant. La peinture recouvre et révèle, pénètre et expose. Elle n'est ni une fenêtre ouverte, ni un rideau fermé. Elle adhère au monde, elle y fait surface. Elle le signe sans le signifier. En entrant dans le monde, elle le met hors de lui. Elle est parure, empreinte du paraître. Elle incrimine les apparences de la réalité. Elle expose la réalité du paraître. Le processus de la peinture, chez Giret, instruit le procès des apparences. Elle est saisie de la réalité immédiate et apparente du monde. Elle s'y projette. Elle s'y inscrit. Elle y fait corps. Elle se saisit de l'image. Elle la projette dans le monde. Elle inscrit dans la réalité apparente le point de vue et la vision de l'image qui, ici et maintenant, matériellement, fait apparaître ou disparaître le moment et le lieu d'identification d'une réalité, de la réalité élue et effective, mais qui, ici et maintenant, met en jeu la différenciation des moments et des lieux d'élection d'autres réalités possibles. La peinture rend à la réalité l'image qu'elle aveugle. Elle rend à l'image la réalité qu'elle éclaire. Elle rend présente l'inférence, la référence, la différence, de l'image et de la réalité. Elle projette l'une et l'autre, l'une dans l'autre. Il n'y a pas rétrospection, il y a rétroprojection : projet réciproque d'un monde, dans l'image et dans la réalité, dans leur oeuvre ou dans leur désoeuvrement, au lieu et au moment de rencontre que la peinture incarne et expose, ici et maintenant.

Dans l'apparente continuité du réel, bâti, installé, édifié sur l'image aveugle de la permanence et de l'immuabilité, comme le miroir de la création déjà jouée, dans la représentation réifiée des concepts en os et de la langue de bois, la peinture de Giret introduit la discontinuité. Elle fait apparaître le jeu failli, risqué, de la fiction qui travaille et produit le relief faillé de la réalité. Sur le vif, contre une appropriation cadastrale du cadavre exquis de la réalité, la peinture commence en épousant le monde au présent, là où elle est possible, là où la facture du possible épouse la fracture de l'ici-maintenant. Comme la crête des vagues, I'horizon que décrit la peinture de Giret est continuité et discontinuité, clôture et ouverture, ligne de faille, pleine et vide, prouesse recommencée de l'espace et du temps, sillage et proue de l'ici et maintenant, soulignant et surlignant l'écart indécidable et décisif du monde et de la représentation. C'est l'horizon du possible, celui de sa fiction et de son effraction, celui que le niveau de la mer n'atteint pas. La peinture s'y coule, s'y applique, s'y expose, engendrant continuellement des vues discontinues, dont chacune est le point de vue et la vision d'un réel qui, s'il ne s'identifie pas à une image unique et totale de la réalité, n'en est pas moins un exposant du monde, exposant un monde en puissance, exposant au jeu du monde.

La vie éphémère des travaux de Giret, leur vie de travail, n'est pas une affaire de date, de bail et de location. C'est la condition de l'oeuvre comme oeuvre de l'espace et du temps. L'oeuvre à l'oeuvre produit l'espace et le temps de son exposition. Elle est le moment et le lieu qu'elle expose. Elle est le véhicule et le champ générateur de l'apparition et de la disparition, de sa naissance et de sa mort, de son commencement et de sa fin, de sa situation présente, de son existence ici et maintenant. Elle est la fable et la grammaire générative de la réalité et de la fiction qu'elle met au monde et qui la met en jeu. La réalité n'est pas définitive, elle est à définir. La fiction n'est jamais donnée, elle est à interpréter. C'est dans ce double jeu que la peinture a lieu. L'oeuvre de la peinture définit et interprète une partition du monde. Elle est l'oeuvre du moment et du lieu et elle est l'oeuvre d'un monde possible. Elle est une participation au jeu du monde. À jouer. À rejouer.


René Denizot, Directeur adjoint de l'ENSAPC in English: rene_denizot_giret.en.html